laboursolidarity.org
Algérie : Nous faisons grève pour la dignité

Algérie : Nous faisons grève pour la dignité

  • Facebook
  • Twitter

Solidaires (CM)

Une puissante vague de luttes ouvrières a secoué l'Algérie ces dernières semaines. Shelagh Smith a enquêté sur la façon dont les batailles sur les lieux de travail ont évolué parallèlement au mouvement de protestation du Hirak.

Plus de deux ans après l'éclatement du mouvement de protestation du Hirak en Algérie contre un cinquième mandat du président Bouteflika et du régime qui dirige l'Algérie depuis l'indépendance en 1962, la lutte continue. L'épidémie de coronavirus de 2020 a fait ce que les appareils répressifs de la police et de l'armée n'ont pas pu faire : elle a chassé de la rue les manifestations bi-hebdomadaires. Le président Tebboune a été élu en décembre 2019 malgré un taux d'abstention de plus de 60 %. Son référendum sur la réforme constitutionnelle organisé en pleine crise sanitaire a connu un taux d'abstention de 77 %. "Ni les élections présidentielles ni le référendum n'ont réussi à résoudre le problème de la démocratie ou de la légitimité. Ces élections ne feront qu'aggraver la crise", a déclaré Mustapha Bouchachi, avocat chevronné et militant des droits de l'homme.

En effet, la répression s'est intensifiée contre le mouvement populaire, le Hirak, qui est retourné dans les rues le 22 février, jour de son deuxième anniversaire, bien que les effectifs soient réduits par rapport à l'époque pré-Covid. Le régime a libéré une quarantaine de prisonniers d'opinion le 22 février, dans le but de préparer le terrain pour sa feuille de route. Mais lorsque les manifestations ont repris, des dizaines de militant·es ont été arrêté·es. Il y a eu de nombreuses arrestations, de longues peines de prison, des brutalités et des harcèlements sexuels à l'encontre des manifestant·es, le plus récent étant celui d'un garçon de 15 ans, Saïd Chetouane. Fin avril, il y avait 72 détenu·es politiques, selon le CNLD (Comité national pour la libération des détenus). La fin de la marche à Alger le 30 avril a été accueillie par une répression brutale, tout comme celle subie par les manifestant·es à Oran, Tiaret et Annaba ces dernières semaines. La plupart des personnes arrêtées lors des marches sont libérées peu après, mais beaucoup sont maintenues en détention préventive. 23 manifestant·es arrêté·es le 3 avril ont entamé une grève de la faim depuis lors et refusent d'abandonner. Un collectif de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme a lancé une lettre ouverte à l'opinion nationale et internationale sur leur cas "avant qu'il ne soit trop tard". Elles affirment que "leur détention constitue une atteinte au principe fondamental consacré par la Constitution et les textes relatifs aux droits de l'homme ratifiés par l'Algérie, à savoir la liberté d'expression et de manifestation pacifique."

Parallèlement, les conflits sociaux et les grèves se sont multipliés depuis le mois d'avril, dans un contexte de crise économique et sociale. Les principaux points litigieux sont les augmentations de salaire, le paiement des arriérés de salaire, la protection des emplois, le respect des droits syndicaux et la retraite après 32 ans de service.
Un exemple de ce renouveau de la lutte ouvrière est la grève qui dure depuis 10 mois chez Numilog à Bejaïa, qui fait partie du groupe Cevital appartenant à l'oligarque Issad Rebrab. 196 travailleur·uses sont toujours licencié·es, malgré 13 décisions de justice en faveur de leur réintégration et du respect du droit syndical. Les grévistes sont confronté·es à la répression policière et au manque de soutien de la direction du syndicat UGTA. En pleine crise économique, des dizaines de familles sont sans salaire depuis plusieurs mois. Malgré cela, elles continuent à organiser des sit-in et des marches.

Le 7 avril, une grève nationale a été organisée par les travailleur·uses de la santé qui n'ont assuré qu'un service minimum. Le taux de participation a été variable mais a atteint plus de 90 % dans certains hôpitaux. Les syndicats réclament des salaires décents et rappellent que 220 agent·es de santé sont mort·es pendant la crise, dont 176 médecins. Le président du SNPSP (Syndicat national des praticiens de la santé publique) a déclaré : "Nous voulons des solutions réelles et radicales. Assez des solutions de circonstance. Nous voulons des salaires de subsistance dignes d’une armée de blouses blanches".

Le président du SNECHU (Syndicat national des enseignants, chercheurs et universitaires hospitaliers) a ajouté : "Nous faisons campagne pour la dignité depuis des années. Nous avons eu des promesses d'une dizaine de ministres sans aucun changement réel. Aujourd'hui, nous disons 'non' pour la énième fois. Nous sommes prêts à aller bien au-delà d'une seule journée de protestation. Ne vous attendez pas à ce que nous restions silencieux tant que nos demandes ne seront pas satisfaites."
En plus de meilleurs salaires, les syndicats demandent la création d'un service public pour le secteur de la santé, le respect des promesses du président Tebboune concernant les primes Covid qui n'ont toujours pas été versées, et la reconnaissance du Covid comme maladie professionnelle. Le président du SAP (Syndicat national des paramédicaux) a déclaré que les agent·es de santé ont été confrontés à la même situation que les soldats et que certain·es ont laissé leur vie dans l'arène de la lutte contre le virus, et leurs enfants se retrouvent sans ressource.

Une grève des enseignant·es à Oran à la mi-avril s'est étendue à tout le pays pour devenir un large mouvement. Dans certaines régions, comme à Sétif, ce mouvement est indépendant des syndicats, dont certain·es enseignant·es estiment qu'ils ne défendent pas leurs intérêts. La grève est illimitée, les classes sont fermées, et certains administrateurs s'y joignent. Fin avril, des centaines de travailleur·uses de l'éducation ont assiégé la Direction de l'éducation pour exprimer leur détermination à poursuivre le "combat pour la dignité". Ils et elles ont menacé de boycotter les futurs examens si leurs revendications n'étaient pas satisfaites. "Trop de promesses non tenues, trop de mépris de la part des autorités !" a déclaré un enseignant pour expliquer la persistance du mouvement. Pour les manifestant·es, c'est tout le système éducatif qui doit changer pour rétablir le respect, et donner aux élèves l'accès à une éducation de qualité. Leurs revendications portent notamment sur l'augmentation du salaire de base, avec le versement des salaires à temps. Mais ils réclament également la révision des programmes scolaires et du contenu des manuels scolaires. De nombreux enseignant·es, notamment les contractuel·les, se sentent traité·es avec mépris, d'où l'appel à la dignité, et la demande de postes permanents. Fin avril, trois syndicats de l'éducation ont appelé à une grève nationale d'un jour : SATEF, UNPEF et CELA. "Il faut s'attendre à d'autres grèves. Nous n'en avons pas fini", a menacé le secrétaire général du Conseil des lycées d'Algérie (CLA). "Le secteur est en ébullition depuis deux semaines, caractérisé par des grèves et des rassemblements de différents syndicats sans que personne s’en inquiéte. La coupe est pleine et les travailleur·uses de l'éducation n'en peuvent plus. Ils et elles sont au bord de l'explosion et tout le monde a été prévenu."

En avril, le SAFI (syndicat autonome des fonctionnaires des impôts) a organisé deux grèves, en raison de leurs salaires misérables et de leurs conditions de travail déplorables. Pour la deuxième fois, les agents de contrôle commercial et de lutte contre la fraude du SNTC (Syndicat national des travailleur·uses du ministère du Commerce), affilié à la centrale UGTA, ont organisé une grève nationale de quatre jours en avril, provoquant un blocage des marchandises dans les ports et les aéroports.

Le 25 avril, des centaines de pompiers ont fait grève et organisé des sit-in dans leurs différentes caernes. La protestation avait débuté à El-Herrach le 18 avril, puis s'était étendue à toutes les villes une semaine plus tard. Plus de 800 pompiers et agents de la protection civile ont répondu à l'appel à la grève lancé par leurs collègues "de manière indépendante et non par l'intermédiaire d'un syndicat", selon les grévistes sur les médias sociaux. Ils réclament une augmentation de leur très faible salaire de base, une compensation financière pour les 80 heures travaillées par semaine et une prime Covid, comme c'est le cas dans le corps médical. Puis, le 2 mai, un millier de pompiers ont manifesté à Alger dans le cadre d'une "marche pour la dignité". Ils ont été accueillis par un mur de policiers anti-émeute, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Ils ont réussi à atteindre leur caserne, où ils ont refusé toute négociation jusqu'à la libération d'un de leurs collègues. Ils ont également exigé la réintégration de 36 collègues licenciés, ainsi que des primes Covid antidatées. Le ministre de l'Intérieur les a accusés de déstabiliser le pays.

Neuf sections syndicales affiliées au bureau régional du SNAPAP, le Syndicat national autonome des personnels de l'administration publique, ont appelé à une journée de protestation le 6 mai contre l'insécurité et la mauvaise gestion dont souffrent les travailleur·uses, enseignant·s et étudiant·s de l'université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou. Le personnel technique du syndicat ATS a fait grève pendant près d'un mois, le rectorat a été bloqué pendant deux mois par les étudiant·es, la plupart des départements de l'université ont été paralysés, et pourtant l'université prétend que tout va bien. Plusieurs mois après le début du mouvement de grève, le SNAPAP appelle maintenant au départ du recteur de l'université.

Les postier·es ont entamé leur mouvement de protestation le 12 avril dernier. Malgré les menaces de la direction de la Poste de licencier tous ceux qui poursuivent la grève, les postier·es restent déterminé·es à "arracher leurs droits" et à "éliminer les injustices." Même si la grève a débuté sur la base d'appels lancés sur les réseaux sociaux, et non d'un syndicat, la mobilisation a été croissante et importante.

D'autres grèves ont eu lieu par les travailleur·uses du port d'Alger, les travailleur·uses de la BASP et de la SONATRACH (secteur pétrolier) ainsi que les travailleur·uses de la construction, du textile, des véhicules industriels, du bâtiment et des universités.
À cela s'ajoutent les luttes contre le chômage, en particulier dans le sud du pays, et sur la question du logement et d'autres problèmes. L'absence d'une lutte unifiée du mouvement ouvrier, des mouvements sociaux et du Hirak a permis au régime d'utiliser la répression contre les militant·es et les journalistes, souvent sous le prétexte qu’ils et elles attaquent "l'unité nationale" et la "sécurité de l'État".

Un appel a été lancé en mars à Bejaia pour la création d'un comité national de défense du secteur public, des entreprises publiques, de l'emploi, des acquis des travailleur·uses et des acquis sociaux de l'indépendance, par le CST (Comité de solidarité des travailleur·uses), qui regroupe des militants ouvriers de plusieurs syndicats. Le CST souligne que les offensives du gouvernement se sont multipliées depuis les dégâts infligés par la pandémie de Covid-19 : des milliers d'entreprises ont fermé, des centaines de milliers de travailleur·uses ont été licencié·es ou laissé·es sans salaire pendant plusieurs mois. La liste est longue :
ENIEM (fabricant de matériel électrique), une entreprise publique à Tizi-Ouzou ; ENAD à Bouira (fabricant de détergents et de produits d'entretien) où des travailleur·uses ont menacé de se suicider en février ; NUMILOG, une filiale de CEVITAL (transport de marchandises) ; l'entreprise portuaire EPB à Bejaia, la briqueterie SOMACOB à Seddouk, l'aciérie El-Hadjar à Annaba, la verrerie Africaver à Jijel, l'usine Renault à Oran et l'usine d'électroménager Brandt à Sétif, où les travailleur·uses se battent pour le maintien de leur activité et de leur emploi.

Le CST indique également que le gouvernement a l'intention de privatiser les banques publiques, de "réformer" et de privatiser le secteur industriel public. Il a annoncé la fin des subventions de l'État pour les produits de première nécessité et pour la santé, l'éducation, les universités, l'eau, les transports, le logement, le carburant, etc. qui constituent la base du caractère social de l'État algérien. Cela aggravera encore la situation déjà précaire des travailleur·uses et de leurs familles.

Pompiers AlgerGrève SNATEG

  • Facebook
  • Twitter
  • Youtube
  • Instagram