laboursolidarity.org
Banner News francais Banner News francais
Un syndicaliste ukrainien nous parle !
Ukraine

Un syndicaliste ukrainien nous parle !

Après la guerre, les travailleurs et travailleuses ukrainien.nes n'accepteront plus jamais d'être exploités !

  • Facebook
  • Twitter

Yuri Samoilov, président du syndicat indépendant des mineurs et du secteur régional Kryvyi Rih de la Confédération des syndicats libres d'Ukraine (KVPU) participe à une série de rencontre dans plusieurs villes européennes ; ceci, à l'invitation du Réseau syndical international de solidarité et de luttes. Voici un résumé de son intervention lors de la première réunion, à Varsovie.

Premières impressions après le passage de la frontière ukraino-polonaise

Lorsque je suis entré en Pologne depuis l'Ukraine, la première chose qui m'a frappé est l'absence de sirènes, d'alarmes. Au début, nos enfants, par exemple ma petite-fille, avaient peur des sirènes, ils se cachaient dans la cave. Maintenant, pendant l'alarme, les enfants se réjouissent : cela signifie qu'il n'y aura pas de cours !

La deuxième chose que j'ai remarquée est que les lumières sont allumées partout. Personne n'économise l'électricité, il n'y a pas de limites ou de problèmes techniques. À Kryvyi Rih, l'électricité est constamment coupée. En me rendant de ma ville vers la Pologne, j'ai vu que d'autres villes étaient également dans le noir. Même en étant ici, je regarde sans cesse ma montre : combien de temps reste-t-il avant le couvre-feu ? Arriverai-je à temps à la maison ? Je n'arrive pas à réaliser qu'il n'y a pas de couvre-feu ici, en Pologne. Ici et en Ukraine - ce sont deux mondes différents.

Comment les syndicats ukrainiens fonctionnent pendant la guerre

Dans le syndicat que je représente, environ 300 personnes ont été mobilisées dans l'armée. . Il y a aussi environ 200 personnes parmi les membres de notre organisation dont les épouses ou les maris se battent également. Au cours de l'année écoulée, plusieurs membres du syndicat ont été tués. La loi ukrainienne stipule qu'un homme ou une femme qui effectue son service militaire est toujours un employé de son usine et appartient donc toujours à un syndicat. Dans certaines usines, nous avons réussi à faire en sorte qu'un tel employé mobilisé continue à recevoir son salaire. Celui-ci est versé à la famille de cette personne.

Le syndicat a dû assumer des tâches dont il ne s'occupait pas auparavant. Les membres du syndicat nous appellent du front et nous disent ce dont ils ont besoin. Ils nous disent des choses précises. Nous savons que si nous ne les obtenons pas, tel soldat peut même mourir. Autre situation : une syndiquée a appris que son mari avait été tué. Grâce aux images des drones, elle savait où reposait son corps. Elle a demandé au syndicat d'obtenir l'autorisation de sortir le corps de la zone de combat, par les voies les plus appropriées. Mission terrible... mais nous devions la faire.

Un autre problème auquel les syndicats ont été confrontés est celui des lieux de travail qui cessent de fonctionner - pour diverses raisons. Ou des situations où des missiles russes tombent sur des villes et des lieux de travail. Les gens sont littéralement tués en travaillant. C'était également le cas pour nous à Kryvyi Rih - deux membres de notre syndicat ont été tués dans de telles circonstances.

Sur la guerre et l'occupation

À un moment donné, le front est arrivé directement aux frontières de Kryvyi Rih. Notre ville est très étendue, sur plus de 125 kilomètres. Au printemps 2022, les troupes russes sont entrées dans les districts du sud. Elles n'y sont pas restées plus de deux semaines, puis le front a reculé. Mais même pendant ces deux semaines, ces soldats ont tué de nombreux civils, pillé de nombreuses maisons.

Dès le début de la guerre, je me suis rendu régulièrement sur la ligne de front. Après environ deux semaines, j'ai commencé à voir comment des groupes de réfugiés, des milliers de personnes, y compris des personnes âgées, sortaient des territoires occupés. Ils parcouraient des dizaines de kilomètres à pied ; ils n'étaient pas autorisés à se déplacer en voiture. Je regardais cela comme si je regardais un film sur la Seconde Guerre mondiale. Mais cette fois, ce n'était pas un film, mais la vraie vie.

Le premier jour de la guerre, mon fils et mon petit-fils se sont engagés dans l'armée. Mon petit-fils a participé à la libération de Kherson. Il y avait 26 collègues dans le peloton. Aujourd'hui, quatre sont encore en vie. C'est difficile pour moi d'en parler. Je vous remercie d'être venus ce soir. Merci de ne pas être indifférent à tout cela. Je sais quel est l'état d'esprit des membres de mon syndicat qui se battent. Ils disent que oui, nous recevons des armes, mais que nous en recevons encore trop peu. Ces armes sont en nombre insuffisant. Tout le monde a entendu parler de Bakhmout, de Soledar. Pourquoi avons-nous dû nous retirer de Soledar ? Parce que nos soldats n'avaient plus rien pour tirer. Ils nous donnent un char. Mais avec le char, nous devrions aussi avoir des unités de soutien. Huit véhicules de soutien devraient accompagner un char. Et on n'a pas eu ça. Les membres de notre syndicat servent dans des unités d'artillerie automotrices. Les munitions leur sont livrées dans des véhicules civils ordinaires Zhiguli.

Comment les ouvriers combattants prennent conscience de leur force

Le syndicat pendant la guerre se bat avant tout pour assurer la survie de ses membres. Quant aux droits des travailleurs, je vais vous dire ceci. Notre syndicat compte 2 400 membres. Nous ne sommes pas une grande organisation, mais nous sommes une organisation de combat. Avant la guerre, nous faisions grève pratiquement chaque année. Maintenant, comme je l'ai dit, il y a environ 300 syndicalistes dans l'armée. Plus ou moins deux bataillons de gens qui tuent, qui savent tuer.

Quand la guerre sera terminée et que ces gens reprendront le travail, chaque employeur devra se rappeler qu'ils peuvent tuer. Je ne cesse de le répéter : si votre employeur vous paie un bas salaire, il prive vos enfants d'un avenir. Pour vous aussi, mais surtout vos enfants. Vous avez donc deux possibilités : manger vos enfants, ce qui signifie ne pas leur donner d'avenir, ou manger votre employeur, ce qui nous semble plus acceptable. Tel est le principe de notre petit, mais vaillant syndicat.

Grèves des mineurs

Je suis un mineur. J'ai travaillé dans les mines pendant 35 ans. Mon grand-père m'a raconté comment sa génération organisait les grèves. Il m'a expliqué comment faire une bonne grève. Et j'ai organisé ma première grève en 1985. J'ai regardé le mouvement polonais Solidarnosc et je me suis dit qu'on allait faire la même chose chez nous. Et ça a marché. Si vous me voyez maintenant assis en face de vous, c'est que nous avons gagné. À l'époque, la mine était sous le contrôle des organes de sécurité de l'État. Cela n'a pas changé. La surveillance des travailleurs par les autorités existe toujours aujourd'hui. Comment faire la grève ? Les méthodes simples sont les meilleures. Lorsque vous  organisez une grève, toute l'équipe doit être unie. Une personne doit être choisie pour prendre la parole, mais avant qu'elle ne parle, tout le monde doit se mettre d'accord au préalable et établir une position commune. Et une fois que l'on s'est mis d'accord, on ne doit pas en dévier. Lorsque les mineurs ukrainiens se mettent en grève, celle-ci se déroule toujours sous terre. Nous procédons ainsi parce qu'il est difficile d'envoyer des policiers sous terre pour disperser la manifestation, au cas où quelqu'un essaierait de le faire. Tous les grévistes s'assoient à l'intérieur de la mine dans des pièces souterraines, de la taille de celle où nous sommes ce soir, et lorsque les discussions avec le représentant de l'employeur commencent, elles ont lieu pratiquement devant tout le monde.

Pendant une grève, la chose la plus importante est le soutien des familles des grévistes. Si les femmes et les enfants soutiennent les grévistes, la grève est gagnante. Une procédure pénale a été ouverte contre moi à trois reprises, parce que des enfants participaient à des actions de protestation que j'organisais. J'ai dit à l'époque et je le dis toujours : les enfants doivent apprendre dès leur plus jeune âge à se battre pour leurs droits. L'une de nos méthodes était la suivante : lorsque les travailleurs se mettent en grève dans la mine, leurs partenaires féminines et leurs enfants se rendent dans le bureau du directeur. Des centaines de femmes qui savent que leurs enfants peuvent se retrouver sans un morceau de pain. Lorsque la grève a eu lieu à la mine de Sukha Balka il y a quelques années, les mineurs sont restés sous terre tandis que plus de 1 000 personnes protestaient à la surface. Les familles des mineurs sont venues voir le directeur, mais il ne comprenait pas à qui il avait affaire. En conséquence, les femmes ont battu le directeur et lui ont arraché ses vêtements. Il a appelé la police à l'aide, mais les policiers n'ont pas répondu. Avant chaque grève, je parlais aux policiers, leur demandant de ne pas intervenir. Et pas une seule fois à Kryvyi Rih, la police n'a essayé de disperser les manifestations par la force.

Les parents des grévistes sont donc entrés dans le bureau du directeur. Au bout de deux heures, la direction de l'entreprise a annoncé : vous aurez 30 % d'augmentation. Mais les mineurs avaient déjà compris qu'ils pouvaient se battre pour plus et ont exigé une augmentation de 100 %. Si j'avais accepté les 30 % à ce moment-là, les gens auraient pensé : nous avons perdu la grève. C'est pourquoi, dans de telles situations, nous devions nous rendre dans les mines, discuter avec les mineurs et tous les documents étaient signés sur place. C'était notre tradition pendant plus de 30 ans, jusqu'à la guerre : chaque année, il y avait une grève, dans une entreprise ou une autre.

À un moment donné, notre syndicat comptait 8 000 membres, mais les employeurs ont fait de l'obstruction active, et ont détruit l'organisation. D'autre part, nous avons nous aussi des moyens d'organiser des protestations lorsque, en théorie, notre syndicat n'est même pas présent dans une entreprise donnée. Et lorsque la grève à Sukha Balka, que j'ai mentionnée, se poursuivait, j'ai mené des discussions non seulement avec la direction de l'usine, mais aussi avec les criminels de droit commun du groupe Solntsevo. Ce directeur malmené nous versait du thé. J'ai moi-même été choqué de voir à quel point le monde des affaires et le monde criminel ukrainiens, russes ou de n'importe quel pays post-soviétique étaient interconnectés.

Législation anti-travailleur en Ukraine

Depuis la fin des années 1990, les autorités n'ont pas réussi à introduire un code du travail défavorable aux travailleurs, bien qu'elles aient essayé à plusieurs reprises. Elles ont donc trouvé une nouvelle méthode : elles introduisent des changements sous le couvert de la loi martiale. C'est ce qui se passe actuellement. À partir du 1er octobre 2022, l'indexation des salaires a été interdite. À partir du 1er janvier 2023, les fonds d'État qui versaient des aides en cas d'invalidité et de maladie ont été supprimés. Le gouvernement assure que ces changements ne changeront rien pour la population, mais la loi de finances comporte 4 milliards de hryvnias de moins qu'auparavant pour les mêmes missions. Nous pouvons déjà entendre que quiconque est citoyen ukrainien et a 35 ans n'aura pas de pension.

Notre société est de plus en plus clairement, nettement divisée en une caste de privilégiés et une caste de travailleurs. Cela a un effet éminemment démotivant sur le peuple ukrainien dans son ensemble. Mais d'un autre côté, permettez-moi de vous rappeler que de très nombreux travailleurs ont déjà combattu et continueront à se battre au front. Ils demanderont tous après la guerre : pourquoi je ne ,ne bénéficie pas d’une bonne vie ? Avant la guerre, il y avait 150 000 personnes qui travaillaient dans nos grandes usines - mines, mines à ciel ouvert, usines métallurgiques. Ils faisaient des travaux difficiles, épuisants, et les salaires étaient donc relativement bons. Lors de chaque grève, nous formulions une demande mathématique simple : que nos salaires ne soient pas inférieurs à 1 000 dollars. Et grâce aux grèves, nos salaires ont augmenté. Tout le monde gagnait environ 1 000 dollars ou plus.

Aujourd'hui, cependant, les usines travaillent à 50 ou 30 % de leur capacité, et les salaires sont inférieurs à 200 ou 300 dollars. Comme les coupures de courant se répètent, il y a souvent des accidents dans les usines. De plus, de nouvelles lois introduites déjà pendant la guerre donnent la possibilité de licencier un travailleur comme ça, même sans raison. Avant la guerre, c'était impossible. Dans les usines où notre syndicat est présent et fort, la direction de l'entreprise essaie de se mettre d'accord avec nous sur ses décisions. Cependant, il y a des endroits, comme l'usine d'Arcelor Mittal, avec lesquels nous avons un problème. Leur administration locale n'est même pas basée à Kryvyi Rih, sans parler de la direction centrale. Ils ont arrêté toute production au début de la guerre. Avant la guerre, il y avait environ 40 000 travailleurs là-bas. Aujourd'hui, il en reste 3 à 4 000, et les autres ont été mis au chômage technique. Ils ne reçoivent pas plus de 150 euros.

La mine Artem-1 appartient à Arcelor-Mittal. Les mineurs qui y travaillent, entre autres, effectuent l'un des travaux les plus difficiles : le creusement de tunnels. Ils voulaient créer un syndicat. Mais pour en créer un, il faut en informer le directeur de l'usine. Et il n'y a pas de bureau. Il n'y a qu'un numéro de portable. Pendant trois mois, j'ai cherché le directeur. J'ai fini par l'attraper dans un magasin. C'était une fille de 21 ans qui m'a dit : « Après tout, vous savez que je ne décide de rien ». Les travailleurs voulaient former un syndicat parce qu'ils se rendaient compte que les cotisations maladie n'étaient pas payées. Je leur ai demandé s'ils étaient enregistrés auprès de l'autorité compétente pour leur travail souterrain épuisant. Ils pensaient qu'ils l'étaient. Mais je me suis adressé au bureau de la sécurité sociale et il s'est avéré que personne n'avait entendu parler d'eux. Ils n'étaient pas déclarés. Ils n'avaient pas de véritable contrat.

L'employeur se contentait de noter leurs noms et de donner cette liste aux gardes de sécurité à la porte de la mine pour qu'ils les laissent entrer au travail. Personne ne payait de cotisations sociales pour eux. Je suis convaincu que jusqu'à 30 % des habitants de la ville travaillent aujourd'hui selon de telles règles.

Sur le Maïdan et les révolutions ratées d'Ukraine

Il existe un proverbe en Ukraine : Deux Ukrainiens, trois hetmans [Hetman - un chef militaire cosaque]. Un président que nous venons d'élire et que nous avons sincèrement adoré peut être détesté trois semaines plus tard. J'ai participé à toutes les révolutions du Maïdan. Cela a toujours été la même chose : d'abord, l'euphorie de la révolution, puis les néolibéraux arrivent au pouvoir et prennent tout pour eux. Je me souviens de la fin du mois de février 2014, le troisième Maïdan. Il y avait une tente de notre syndicat sur le camp des manifestants. À proximité, les corps des manifestants abattus étaient couchés. Et littéralement à côté de nous et à côté de ces corps, Yulia Tymochenko, Petro Porochenko et d'autres discutaient de la manière dont ils allaient se partager le pouvoir et l'argent. À 100, peut-être 50 mètres de là, des gens étaient tués. Mais personne ne tirait sur les politiciens. Après chaque Maïdan, nous pensions que les choses iraient mieux. À chaque fois, c'était de pire en pire.

Sur les syndicats de Donetsk et Louhansk

En 2014, notre syndicat comptait près de 52 000 membres à Donetsk et à Louhansk. Lorsque ces régions ont été hors du contrôle de l'Ukraine, les Russes ont tué environ huit de nos militants. Des dizaines de militants ont dû partir. Seul un petit nombre de personnes ont accepté de coopérer avec les Russes, principalement pour des raisons économiques. Un million et demi de personnes ont quitté Donetsk et Luhansk au cours des huit dernières années. Plusieurs universités et autres institutions, autrefois basées à Louhansk et Donetsk, fonctionnent toujours à Kryvyi Rih. De nombreuses personnes ayant fait des études supérieures et des personnes qui dirigeaient leurs propres entreprises ont quitté Donetsk. Les personnes qui ont quitté la région disent qu'elles ont été privées de tous les droits humains possibles.

Il y a la ville de Krasnyi Loutch où se trouvent des mines appartenant à Rinat Akhmetov. Notre syndicat y comptait plusieurs milliers de membres. Les dirigeants syndicaux ont essayé de faire après 2014 ce qu'ils avaient fait avant - défendre les droits des travailleurs, demander des salaires plus élevés. L'un d'eux a été tué, un autre, un Russe de Briansk, a été arrêté trois fois - il a été emmené directement de chez lui et enfermé dans une cellule souterraine. Il était à la tête d'une organisation regroupant un millier et demi de mineurs, il voulait se battre pour les droits des travailleurs. Grâce à lui, je sais que seules les lois pénales s'appliquent dans ce domaine, pas d'autres.

Soit on gagne avec l'Ukraine, soit on meurt.

Lors de la rencontre organisée par le collectif français du Réseau européen de solidarité avec l'Ukraine, le 23 février 2023, à Paris

24 février 2024

Publié par Cross-Border Talks

  • Facebook
  • Twitter
  • Youtube
  • Instagram